Robert Wearing devant sa table à dessin.

Robert Wearing devant sa table à dessin.

Artisan menuisier et enseignant émérite, Robert Wearing a reçu une formation traditionnelle en menuiserie au Loughborough College, près de Leicestershire, en Angleterre. C’est dans cette école, à la fin des années 1940, qu’un professeur d’éducation physique et sportive fit cette déclaration qui devint sa ligne de conduite tout au long de sa carrière : « Pour les enseignants et les élèves, un cours doit être une activité agréable et motivante. »

Ses parents étaient originaires du sud du Lake District au Royaume-Uni. « Après la Première Guerre mondiale, mes parents se sont mariés, mais il était difficile de trouver du travail pour un jeune officier, dit Wearing. Alors, mon père, tout comme le reste de sa famille, est parti travailler en mer. »

Son père s’engagea sur les lignes transatlantiques qui faisaient la liaison entre New York et le Royaume-Uni, puis sur celles de Rio de Janeiro, soit un voyage de six semaines. Pendant les deux semaines qui séparaient chaque traversée, il s’employait au chargement et au déchargement des bateaux. La famille déménagea dans une maison laissée vacante par un membre de la famille au port de Liverpool. Ainsi, lorsque son père était à terre, il pouvait prendre le tramway chaque soir pour rejoindre sa femme et ses enfants. « Il n’était pas artisan, dit Wearing. Je le voyais comme un bricoleur qui s’achetait des outils à New York ».

Il aimait aussi passer du temps à utiliser des pièces de Meccano, un jeu de construction inventé à Liverpool par Franck Hornby, pour fabriquer des maquettes et des accessoires mécaniques. Une fois en mer, il dressait des listes de pièces à changer. « Je suis vraiment reconnaissant envers Meccano, qui m’a inculqué les principes élémentaires de conception », dit Wearing. Il dit aussi que son père, lorsqu’il était en mer, concevait des récepteurs radio sans fil : il traçait les circuits électroniques sur une planche puis les fabriquait une fois rentré à la maison. « Nous avions déjà de nombreuses radios avant qu’elles ne soient fabriquées en série, dit Wearing. Les premières étaient munies d’écouteurs. Je me souviens encore du premier haut-parleur en forme de cornet et de son extension qui permettait d’écouter dans d’autres pièces, dont parfois ma chambre quand j’étais malade. »

Au lycée, à Liverpool, Robert Wearing étudia des disciplines très variées, dont le latin, l’allemand et l’espagnol, mais finalement très peu la menuiserie.

Il passait ses vacances en famille au bord des lacs à Windermere. « On se promenait en montagne, appréciant de plus en plus les randonnées pédestres, dit Wearing. À la maison, il n’y avait, pour nous, pas grand-chose d’intéressant à faire. Je m’amusais dans le cabanon au jardin, qui servait d’atelier, et commençais à me passionner pour la photographie avec un Vest Pocket Kodak1 , et j’utilisais la salle de bains comme chambre noire pour développer mes photos, ce qui ne plaisait pas trop aux autres membres de la famille. »

Wearing pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Wearing pendant la Seconde Guerre Mondiale.

Robert Wearing a servi dans l’armée pendant la Seconde Guerre mondiale et, après la guerre, le gouvernement britannique proposait une bourse pour suivre une formation continue à ceux qui avaient servi dans l’armée et dont les études avaient alors été interrompues. D’après les mémoires de Wearing : « Mon cas était seulement une exception faite pour les enseignants. Il y avait un manque crucial de professeurs, car nombre d’entre eux avaient été tués et les plus jeunes avaient été enrôlés avant même de pouvoir intégrer l’université. »

Robert Wearing prit rendez-vous avec le directeur de son ancienne école pour demander si un poste était vacant. « Il a sorti tous mes vieux bulletins de notes et, après les avoir examinés attentivement, il a dit : “Vous semblez exceller en menuiserie. Pourquoi ne pas enseigner cette discipline ? C’est un travail plaisant : pas de préparation, pas de notation.” Il était si loin de la réalité », raconte-t-il.

Le directeur avait convoqué un jeune homme qui avait récemment posé sa candidature pour un poste similaire. D’après Robert Wearing, les conseils de ce dernier étaient concis et très clairs : « Allez à Loughborough. Ne cherchez même pas ailleurs. Ils feront de vous un artisan. »

« J’aime à croire que c’est ce qu’ils ont fait, dit Wearing, qui étudia à Loughborough de 1947 à 1950. Ce fut un tournant dans ma vie. »

Robert Wearing écrivit dans un précédent texte que l’examen d’entrée à cette école consistait à fabriquer un un dessous de plat : « Un bâti à cadre assemblé d’onglet, dans lequel était inséré un carreau en céramique de 15 × 15 cm. Je l’ai construit dans un petit cabanon de jardin avec les outils qui traînaient et mes quelques connaissances, puis je me suis rendu à l’entretien. Ma réalisation a été validée et j’ai été engagé. »

Le coffre à outils assemblés à queue d'aronde de Wearing.

Le coffre à outils assemblées à queue d'aronde de Wearing.

Robert Wearing raconte qu’avant d’arriver, il dut aussi réaliser un coffre à outils assemblé à queue d’aronde trois coffres étaient rangés sous chaque établi.

À cette époque, on rencontrait à Loughborough principalement des étudiants en mécanique. Les autres étudiaient l’enseignement une moitié en menuiserie et l’autre en éducation physique et sportive.

Robert Wearing étudia l’histoire antique et médiévale, la littérature anglaise, la pédagogie, la menuiserie et le dessin technique. Sa première réalisation, basée sur un dessin, était une petite bibliothèque fabriquée en agba (ou tola), un bois africain.

« Il y avait une ambiance propice au travail de qualité et les étudiants étaient motivés et consciencieux, dit Wearing. Mais nous n’étions pas des étudiants comme les autres. Nous étions plus âgés, certains d’entre nous étaient mariés ou avaient des enfants. Nous avions vu le monde, et pas sous son plus beau jour. »

À l’atelier, l’enseignement était informel et les étudiants travaillaient en autonomie, à partir de dessins validés par leur professeur. Il y avait toujours un référent présent en cas de besoin. « Dans chaque atelier, il y avait un menuisier très compétent qui entretenait le matériel, écrit Wearing dans ses mémoires. C’était une mine de connaissances et il était toujours d’une grande aide. Il s’agissait de M. Finch. »

Sa réalisation suivante fut une petite table de chevet en acajou avec un tiroir. Comme le bois était rationné pendant les années d’après-guerre, il était difficile de s’en procurer. Mais les étudiants en avaient tout de même besoin. En plus de concevoir et fabriquer leurs propres ouvrages, ils étaient commissionnés pour construire des meubles conçus par un artisan de renom, Edward Barnsley, pour la bibliothèque de l’université. Alors les étudiants participaient à des ventes aux enchères. Une grande table de salon cubaine en acajou avec des rallonges et d’imposantes traverses s’est avérée plutôt utile. Les pieds avaient été coupés pour être utilisés sur le tour à bois et le reste fut utilisé pour la fabrication d’une bibliothèque à portes vitrées coulissantes. Les traverses de chemin de fer détruites par les bombardements, et profondément incrustées de charbon et de saletés, devinrent une source d’approvisionnement en chêne. « Quand j’ai apporté quelques-unes des traverses à la scierie de l’université, on m’a gentiment rabroué en me demandant d’enlever d’abord au rabot les cinq premiers millimètres de bois carbonisé, écrit Wearing dans ses mémoires. Le responsable de la scierie revint plus tard sur sa décision et accepta qu’on les lui porte juste avant d’envoyer les outils à l’affûtage pour les scier et les raboter. En fait, il s’est avéré que ces traverses étaient du bon bois, à partir duquel j’ai pu fabriquer de belles pièces dans le garage de la résidence universitaire, dont une petite table de scie circulaire, que je possède toujours, ainsi qu’un petit bureau mural. »

Tous les professeurs de Robert Wearing étaient d’anciens étudiants de Loughborough, à part Cecil Gough qui était l’ancien contremaître de l’atelier de Gordon Russell du village de Broadway, dans le comté du Gloucestershire. Un homme répondant au nom d’Ockenden était à la tête du département. Il était diplômé de l’université de Shoreditch qui, selon Wearing, rivalisait avec Loughborough en termes d’excellence. Edward Barnsley enseignait plusieurs sujets et conseillait les étudiants sur leurs designs.

Robert Wearing raconte que tous les étudiants en éducation physique et sportive suivaient des cours de menuiserie, mais de manière moins approfondie, et que ceux qui étudiaient la menuiserie suivaient certains cours d’éducation physique. « Nous étions tous d’anciens soldats de la Seconde Guerre mondiale, et donc notre professeur d’éducation physique savait parfaitement que nous pensions tous avoir fait suffisamment de sport pour une vie entière, dit Wearing. Sa devise, que je me suis efforcé de suivre, était : “Pour les enseignants et les élèves, un cours doit être une activité motivante et agréable.” Une autre devise de ce professeur : “S’entraîner, se corriger, s’encourager, se féliciter.” Et cela s’applique à tous les sujets, remarque Wearing. Même si nous étudiions la menuiserie, nous aimions nous rendre à ses cours. »

Robert Wearing écrit dans ses mémoires que les ateliers étaient équipés de peu de machines, mais que tous avaient une scie à ruban et un tour. Souvent, il aurait souhaité qu’il y ait aussi une scie circulaire sur table. Son projet de fin d’études était un buffet en chêne, dont les pièces de 2,5 cm d’épaisseur étaient réduites à 2 cm au rabot.

Des années plus tard, Robert Wearing visita l’école de son fils David. En entrant dans l’atelier, il dit : « On dirait qu’un ancien de Lobro [Loughborough] est passé par ici. » Ce que son fils confirma. « L’homme n’était plus là, mais l’atmosphère était toujours présente, dit Wearing. Mais pour combien de temps ? Je me le demande. »

Après avoir décroché son diplôme, Robert Wearing enseigna dans une école indépendante. « Il n’y avait aucune autorité supérieure pour me dire quoi faire ou ne pas faire, dit-il. Je n’aurais pas apprécié cela venant d’une personne qui en savait moins que moi et qui était incompétente en la matière. »

Bien avant que les ordinateurs ne se répandent, Robert Wearing mit au point une presse en utilisant une machine à pédales du xixe siècle et des caractères amovibles. « J’avais beaucoup à apprendre dans ce domaine , confie-t-il. On imprimait des programmes, des cartes personnalisées et des fournitures pour l’école avec une certaine créativité. »

Robert Wearing commença aussi à donner des cours particuliers de tournage. « Une fille d’origine chinoise excellait dans cet art. Elle a envoyé à son père une coiffeuse pivotante à miroir en chêne anglais incrusté de sycomore, dit-il. Le meuble est arrivé en parfait état à Kuda Lampung, en Indonésie. Son père a écrit au contremaître pour qu’il confirme que cela avait bien été réalisé par sa fille et non par son professeur. Sa lettre m’a été transmise. J’ai pu le certifier et j’ai envoyé une photographie en couleur de sa fille travaillant sur le miroir. »

Pendant ses années d’enseignement, Robert Wearing fabriqua quelques pièces pour des clients qui, dit-il, voulaient généralement des meubles sur mesure pour le prix d’un meuble fait en série dans l’industrie.

Robert Wearing

Il excellait en tant qu’enseignant, et en tant qu’écrivain. Il expliquait le métier avec aisance, aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. « Écrire n’est pas difficile si l’on sait de quoi on parle et que l’on a l’opportunité de voir ses élèves ou ses lecteurs au travail. Mes résultats en anglais tout au long de ma scolarité étaient bons. »

Qu’en est-il de l’art d’enseigner ? « Le secret, c’est la conversation, dit Wearing. Avez-vous jamais eu une conversation intéressante avec, par exemple, votre professeur de mathématiques ? Les enfants ne sont pas à l’aise dès qu’il s’agit de parler à des adultes qu’ils ne connaissent pas, généralement parce qu’ils n’ont rien à se dire. » Toutefois, de son point de vue, à l’atelier, parler est essentiel. « C’est un apprentissage qui passe inaperçu au sein de l’atelier : le développement d’aptitudes à la conversation. »

Robert Wearing trouva sa voie après la Seconde Guerre mondiale, quand le directeur de son ancienne école lui suggéra d’enseigner la menuiserie. C’est un métier qu’il exerça pendant plus de cinquante ans. « Vous devez connaître votre sujet à fond et avoir un poste dès le départ, dit Wearing. Un responsable de section m’a confié ne jamais rien fabriquer et n’avoir aucun outil, sinon ceux disponibles à l’école. Pouvez-vous imaginer un instant un professeur de violon qui n’a jamais joué pour son plaisir et qui n’a pas de violon, mais qui utilise ceux de l’école ? Ou un professeur d’éducation physique et sportive qui n’a pas de crampons pour jouer au football et qui ne sait pas nager ? »

Wearing n’a pas seulement passé sa carrière à enseigner, il a aussi écrit des livres sur la menuiserie et des articles pour des magazines. Après avoir eu plusieurs appareils photo, il décida d’en fabriquer un spécialement adapté aux sujets techniques qu’il abordait dans ses écrits. « Ce qui me permit d’obtenir des diapositives couleur de 90 × 65 mm de bonne qualité, dit-il. Les éditeurs les ont tellement aimées qu’ils ont augmenté ma rémunération. Puis le numérique est apparu. À partir de ce moment, tout devait être numérique et je ne pouvais pas fabriquer d’appareil photo de ce type. »

Wearing a écrit de nombreux livres, tous considérés aujourd’hui comme des classiques. Par exemple : Making Woodwork Aids & Devices (« Fabriquer des outils et des gabarits pour la menuiserie »), Hand Tools for Woodworkers: Principles & Techniques (« Outils manuels pour les menuisiers : principes et techniques ») et The Resourceful Woodworker: Tools, Techniques and Tricks of the Trade (« Le menuisier ingénieux : outils, techniques et astuces du métier »)1.

En 1988, Robert Wearing publia The Essential Woodworker chez l’éditeur Batsford. Pour Christopher Schwarz, ce livre, qu’il a acheté sur un coup de tête pour environ 5 dollars dans les années 1990, l’a profondément influencé sur son approche du métier. « J’ai lu le livre d’une traite (cela ne m’a pris que quelques heures), mais pendant ce court moment, Wearing a imbriqué toutes les pièces du puzzle que j’avais collectées depuis des années sur le travail à la main, écrivait Schwarz en 2010. Il m’a apporté des détails manquants pour des dizaines de méthodes élémentaires, du traçage des assemblages pour les portes au dressage des pieds de table. »

Bien que cela prît plusieurs années, Christopher Schwarz et John Hoffman publièrent de nouveau en 2010 ce livre qui était épuisé. Ils le considèrent encore comme l’un des meilleurs ouvrages sur le travail à la main écrits à la fin du xxe siècle.

La conversation que j’ai eue avec Robert Wearing se fit par voie postale, sous forme de lettres manuscrites. Il termina sa lettre avec une anecdote : « Un soir, alors que je travaillais, deux garçons sont passés devant l’atelier (c’était une école avec un internat). Ils ont vu la lumière et sont entrés. Ils m’ont demandé : “Que faites-vous ? − Je m’apprête à coller un tiroir. − Est-ce qu’on peut vous regarder ? − Non. Leur visage s’est décomposé. “Mais vous pouvez m’aider. Ils sont allés chercher les serre-joints, qu’ils ont ajusté, ont fabriqué et positionné les cales de serrage, contrôlé les diagonales et cherché d’éventuelles déformations, appliqué la colle et serré l’ensemble. Puis chacun est rentré chez soi. Le jour suivant, ils sont venus et m’ont demandé : “Comment ça s’est passé avec le tiroir ? − Regardez, il est sous le chiffon, là-bas. Ils l’ont testé, l’ont fait coulisser d’avant en arrière, l’ont essayé en le plaçant dessus dessous, et ont fini par dire : “C’est fabuleux. Je leur ai répondu : “Non, c’est ainsi que cela doit être, et vous pouvez faire de même en étant soigneux et en suivant mes consignes.

Pour les enseignants et les élèves, un cours doit être une activité agréable et motivante.

Traduit de l’anglais (américain). Texte original écrit par Kara Uhl, le 7 février 2017, sur le site de Lost Art Press.

1. Appareil photo dont la petite taille fit son succès dès sa mise sur le marché en 1912. (N.D.T.)
2. Aucun de ces trois livres n’a été traduit en français,. (N.D.T.)